Chronologie

Hélène Bresslau

Le 18 juin 1912, Albert Schweitzer épouse à Gunsbach Hélène Bresslau : ils avaient chacun 37 et 33 ans, ce qui n’est plus l’âge des passions amoureuses mais des mariages de raison. Tout s’est donc passé dans la plus stricte simplicité. Mais qui était vraiment Hélène ?

Caroline Isay et Harry Bresslau

Les parents Bresslau

Elle était née à Berlin le 25 janvier 1879 et était la fille de Caroline Isay et Harry Bresslau, historien médiéviste de renom d’origine juive. Après l’annexion de l’Alsace-Lorraine, les Allemands, voulant établir le prestige de la culture germanique à Strasbourg, ont nommé à son université des professeurs de grande notoriété dont plusieurs étaient juifs, tel, outre Bresslau, le physicien Epstein, grand ami d’Einstein.

Hélène, aide-soignante

A leur arrivée à Strasbourg en 1890, M. et Mme Bresslau confièrent l’éducation spirituelle d’Hélène ainsi que celle de ses frères, à l’église protestante, tandis qu’elle suivait les classes de l’école secondaire jusqu’au brevet de fin d’études ouvrant une carrière d’institutrice. Hélène ne l’exerça que sporadiquement dans les familles, d’abord en Angleterre, puis en Russie. En 1904, elle suivit des études d’aide-soignante à Stettin.

Dès son retour à Strasbourg, elle s’intéresse aux questions sociales et devient rapidement inspectrice des orphelins de la ville : de 1905 à 1909, elle contrôle avec tact et discernement l’éducation des enfants dans les familles. Ses supérieurs font son éloge, même M. Schwander, à la fois maire de la ville et gouverneur de la province, qui la désigne comme « une grande dame distinguée, d’une intelligence supérieure ».

Son besoin d’activité était énorme et chaque fois qu’elle constatait l’urgence d’un travail, elle s’y consacrait : c’est ainsi qu’avec une amie allemande, fille du Doyen de la Faculté de médecine, elle décida en 1907 de fonder une maternité pour les filles-mères et sut rassembler les 15 000 Mark nécessaires à cet effet. Cette activité était  d’autant  plus  étonnante qu’à cette époque les « jeunes filles de bonne famille » ne sortaient guère de chez elles, et jamais non accompagnées.

Hélène, aide-soignante en 1904

La rencontre avec Albert

Mais, en août 1898, Hélène avait rencontré Albert Schweitzer au mariage d’une amie commune, Lina Haas. Ils se retrouvent plus tard, Schweitzer étant devenu à partir de 1900 chargé de cours à l’Université, vicaire à St-Nicolas, directeur d’études au Séminaire protestant, organiste de concert, co-fondateur de la Société Bach de Paris et écrivain. Hélène a été enthousiasmée, par l’idée que la vie ne nous appartient pas à nous seuls et que nous en devons une partie aux moins favorisés. Elle s’est alors rapprochée de lui et s’est mise à l’aider, avec quelques autres jeunes, en le déchargeant de corvées fastidieuses telles que les copies de textes – les machines n’existaient pas encore – le relevé des noms propres pour les classer dans un index alphabétique, la composition de bibliographies, la correction d’épreuves, etc. Hélène excellait en cette dernière corvée, tant son esprit était précis et méticuleux. Parfois elle proposait de remplacer une tournure jugée trop familière par une autre plus classique, car elle était férue de convenance et de distinction.

Leurs rapports étaient si fréquents que Schweitzer lui confia confidentiellement son projet de renoncer à tout ce qu’il aime pour aller soulager la souffrance de ceux qui n’ont personne pour les aider, et cela, comme à sa plus fidèle camarade, avant d’en faire l’annonce officielle le 15 octobre 1905 par les quinze lettres postées à Paris. Elle prit alors fait et cause pour lui et le défendit contre toutes les critiques, ce qui pour Schweitzer était un précieux réconfort. Bientôt elle sentit naître en elle la vocation de l’aider aussi dans cette lointaine Afrique, car il ne pouvait partir seul, sans anesthésiste, assistante opératoire, infirmière.

Elle alla donc se former en Allemagne à Francfort en 1909 où elle obtint le titre d’infirmière diplômée après deux années d’études. Et, à son retour d’Allemagne en 1912, ce fut le mariage, et la préparation du grand départ. Schweitzer l’annonça à son amie d’enfance Anna Schaeffer en ces termes : « Je ne pars pas seul au Congo, ma fidèle amie et collaboratrice Hélène Bresslau m’y accompagnera comme épouse et aide médicale. »

Mariage d'Hélène et Albert Schweitzer
Mariage d’Hélène et Albert Schweitzer

Madame Docteur

Dès son arrivée à Lambaréné, Madame Schweitzer fut baptisée : Madame Docteur, tant elle était associée au travail de son mari. En même temps, elle était l’indispensable maîtresse de maison, ce qui n’était pas une sinécure.

Son travail était immense, car elle devait penser à tout, être l’assistante du Docteur et soigner les malades. Elle devait préparer les opérations, stériliser les instruments et, peu à peu, enseigner à d’autres à le faire à commencer par Joseph, leur fidèle assistant. Elle était anesthésiste et devait surveiller la respiration, le pouls et le cœur du malade pendant toute l’opération et, en même temps, en tant qu’assistante du chirurgien, elle devait penser à lui passer tous les tampons et les instruments au bon moment, sans même qu’il les demande, ce qui suppose une attention continue et une adresse exemplaire.

Après l’opération, elle devait surveiller le malade jusqu’à sa réanimation complète et le soigner. C’était elle qui faisait les pansements, et à mesure que le nombre des malades augmentait, c’est elle qui devait former des infirmiers capables de l’aider valablement. Enfin, comme les objets de pansement étaient en nombre restreint, qui les aurait nettoyés, fait bouillir et mis à l’abri, si ce n’est Madame Schweitzer ?

Outre le travail des pansements, il fallait administrer les médicaments et empêcher qu’ils ne soient utilisés à contre-sens : les pommades ne devaient pas être sucées, les pilules n’étaient pas destinées à être jetées dans la marmite commune pour qu’elles profitent à toute la famille, ou, malgré leur pouvoir jugé magique ne devaient pas être vendues en échange d’alcool. L’administration des médicaments a toujours nécessité un contrôle strict et on dut par la suite y former spécialement deux infirmiers gabonais.

C’était  aussi  la tâche d’Hélène de veiller à la propreté intérieure des cases des malades et à l’ordre extérieur afin d’empêcher les malades et la famille qui les accompagnait de souiller l’environnement de l’hôpital et d’entrer en conflit avec les missionnaires.

La collaboration d’Hélène a été considérable, tant comme maîtresse de maison que comme infirmière et, à différentes reprises, elle s’est sentie à bout de force, harassée de travail, épuisée par le climat éprouvant de bain de vapeur continuel et nerveusement entamée par les répercussions de la guerre.

Ce sont toutes ces causes réunies qui ont brisé la vie de Hélène et l’ont empêchée de reprendre après la Première Guerre sa collaboration à l’œuvre qui l’avait enthousiasmée dans sa jeunesse et à laquelle elle avait décidé de se donner toute entière.

Albert, Rhéna et Hélène (Strasbourg, 1924)

Rhéna et la maladie d’Hélène

La seule enfant issue de cette union, Rhéna, est née le 14 janvier 1919, lorsque la santé d’Hélène, alors âgée de 40 ans, avait déjà été altérée par son séjour à Lambaréné de 1913 à octobre 1917 et par son retour en France dans de mauvaises conditions liées à leur internement, sans qu’on ait diagnostiqué une raison à sa fatigue. Ce n’est que plus tard, en 1922, que des crachements de sang ont révélé l’existence d’une tuberculose déjà prononcée par trois cavernes dans le poumon, mais personne ne peut fixer la date déterminante de son origine.

Ce fut pour le couple une catastrophe qui condamnait désormais Hélène à la réclusion dans les sanas, tandis que son mari retournait à Lambaréné dès février 1924 avec le consentement résigné de sa femme, dont il n’a cessé de lui être reconnaissant. Auparavant, grâce aux honoraires de ses livres, Albert put lui construire en 1922 une maison à Königsfeld, en Forêt-Noire. Malheureusement Hélène était trop affaiblie pour la diriger et s’occuper de sa fille qui fut confiée à une gouvernante, tandis qu’Hélène se faisait soigner en sanatorium.

Elle s’attacha avec ténacité à reprendre des forces, et, dès 1928, elle réussit à accompagner son mari à Francfort pour la remise du Prix Gœthe qui permit à Schweitzer de construire sa maison de Gunsbach. Hélas, elle ne put jamais s’y installer pour s’y rendre utile et dut laisser sa place à Madame Emmy Martin, tant sa santé était précaire : ce fut une tragique frustration pour elle.

En 1929 cependant, croyant avoir subjugué son mal à force de volonté et de soins, elle décide de retourner à Lambaréné avec son mari et d’y reprendre une activité. Schweitzer, après beaucoup d’hésitation, ne voulut pas s’y opposer, mais il la fit accompagner par un ange gardien, l’infirmière Marie Secrétan, chargée de veiller sans cesse sur elle. Toutefois, dès que le bateau atteignit les régions tropicales, Hélène commença à souffrir du climat et son mari songea à la faire rentrer en Europe à partir d’Abidjan. Mais, grâce à son énergie inébranlable, elle finit par arriver à Lambaréné et eut la joie de voir son grand espoir réalisé. Elle admira le nouvel hôpital construit en 1926-27, mais une fièvre tenace de 40° s’abattit sur elle, et il fallut la rapatrier en Europe au bout de trois mois.

Après 1930, nouvelles complications, politiques cette fois : étant d’origine juive, la montée de Hitler au pouvoir l’incita à chercher un refuge à temps ; elle quitta donc Kœnigsfeld pour aller vivre à Lausanne, non sans avoir encore pu, le 22 mars 1932, écouter le discours prononcé par son mari à Francfort à l’occasion du centenaire de la mort de Gœthe.

En 1935, elle a eu la joie d’accueillir son mari, venu fêter avec elle et Rhéna, en Suisse, ses 60 ans. Puis en 1937, sa santé se raffermissant, elle part pour les Etats-Unis, avec Rhéna, pour y faire une tournée de conférences avec projections et faire connaître l’œuvre de son mari ; c’est grâce à elle que l’Amérique approvisionna Lambaréné en médicaments pendant la Deuxième Guerre mondiale.

Schweitzer devant revenir à Bordeaux en février 1939, et devait s’y retrouver en famille. Malheureusement s’apercevant au débarqué de l’imminence de la guerre, il ne prend que le temps d’expédier des caisses de médicaments et repart par le même bateau.

Hélène Schweitzer lisant le livre sur Bach en 1908

En septembre 1941, Hélène réussit le tour de force d’obtenir un visa de sortie pour Lambaréné où elle arriva après un voyage aventureux qui la mena à destination en passant par le Portugal et l’Angola. Elle repartit pour la Suisse en septembre 1946.

En 1949, elle accompagna son mari dans son voyage triomphal aux Etats-Unis où il avait été appelé pour célébrer à Aspen (Colorado) le deux centième anniversaire de la naissance de Gœthe. A partir de ce moment, Schweitzer connut la gloire, les distinctions honorifiques venant de plusieurs pays dont les lauriers du Prix Nobel qu’il reçut à Oslo en 1954 en compagnie d’Hélène.

Hélène, déjà âgée et diminuée à Oslo, voulut encore retourner voir son mari. Elle fit son 8e et dernier séjour à Lambaréné de janvier 1956 à mai 1957. Mais à peine arrivée à Lambaréné, elle éprouva de telles difficultés respiratoires – que l’on ne put soulager, faute d’oxygène – qu’il fallut après l’ultime séparation, la rapatrier d’urgence par avion à Zurich où elle fut hospitalisée et entourée jusqu’à sa mort, le 1er juin 1957, par sa fille et ses petits-enfants. Ses cendres furent transportées à Lambaréné où elles sont inhumées sous le palmier-dattier que Schweitzer avait choisi pour abriter un jour sa propre tombe.

A part quelques éclairs de joie intense lors des retrouvailles et des contacts momentanés avec l’œuvre qu’elle avait tant aimée, sa vie n’a été que renoncement. Son inaction forcée a été durement ressentie et le sentiment de sa frustration a fait peser sur sa vie une lourde tristesse dont elle ne voulait pas parler : d’où le silence qui l’a enveloppée jusqu’à la fin. Maintenant qu’elle n’est plus, il est permis d’évoquer sa longue souffrance et ses tragiques déceptions, en dépit des efforts pour reconquérir son droit à l’action et à la participation à l’œuvre à laquelle elle s’était vouée.

Madeleine Horst
(texte paru dans les Cahiers Albert Schweitzer, n°52, juin 1983)

Ecrirais-tu des volumes entiers que tu ne saurais dire chose plus belle que ce que tu as exprimé un jour en deux phrases : « Ton amitié, c’est ma vie » et « Je sens que tout mon bonheur vient de toi ».

Lettre de Hélène à Albert du 22 mai 1905