Chronologie

Le Respect de la Vie

Albert Schweitzer a été le premier à utiliser la formule définissant le « Respect de la vie » pour fonder une éthique qu’il voulait élémentaire et universelle. « Je suis vie qui veut vivre, entouré de vie qui veut vivre », voilà ce qui, selon lui, devrait s’imposer de façon claire et immédiate à chaque conscience. Il y a derrière cette phrase, qui fait du respect de notre propre vie et de celle des autres deux choses absolument inséparables, beaucoup plus qu’une pensée écologique.

La civilisation et l'ethique

Un précurseur de l’écologie

C’est une critique de la société pas très tendre, mais pourtant réaliste et d’une actualité surprenante, qu’Albert Schweitzer nous livre dans le deuxième chapitre de La civilisation et l’éthique, « Comment notre vie économique et spirituelle crée des obstacles à la civilisation ». Ouvrage majeur du prix Nobel de la paix, malheureusement peu connu puisqu’épuisé depuis longtemps dans les librairies françaises, selon lequel la véritable civilisation serait celle qui réussirait à généraliser le respect de la vie.

Albert Schweitzer peut donc être considéré, à juste titre, comme l’un des précurseurs de l’écologie, bien qu’il existe une différence entre la pensée schweitzérienne et le courant écologiste actuel. Une différence importante qui nous indique que nous ne sommes peut-être pas en train de faire les choses dans le bon ordre.

Alors que nous sommes habitués à entendre qu’il faut sauvegarder la diversité biologique afin de garantir la survie de l’espèce humaine, Schweitzer insiste ainsi sur le fait qu’il faut d’abord respecter la vie spirituelle, au sens large, de l’individu. Seul le développement de la vie spirituelle des individus fait émerger les valeurs nécessaires au respect de la vie, ainsi que la motivation de les appliquer.

La collectivité et l’ensemble des institutions ont donc un rôle majeur à jouer car elles doivent garantir aux individus le développement, c’est-à-dire le respect, de leur vie spirituelle. Sans cela, le respect de toutes les autres formes de vie, humaines, animales, végétales, risque de rester une idée qui touchera les plus sensibles ou les plus favorisés, pas assez nombreux pour porter toute une civilisation.

Si Albert Schweitzer propose des objectifs proches de ceux des écologistes, la méthode pour les atteindre est différente. Pour lui le respect de la vie dépasse de beaucoup le respect de la vie biologique, qui ne va pas très loin si on ne considère pas en même temps le respect de la vie spirituelle. Un individu en mesure de participer au développement de la civilisation est un individu réfléchi, qui doit pouvoir concevoir un idéal, et indépendant, c’est-à-dire libéré du souci permanent de lutter pour sa propre vie afin de réaliser cet idéal au profit de la collectivité. « Mais de nos jours, la liberté, comme le temps de la réflexion, sont en régression », écrivait-il, conséquence du surmenage dont Schweitzer parlait déjà vers 1915.

Depuis deux ou trois générations, quantité d’individus ne sont plus que des machines de production et non des hommes, peut-on notamment lire sous sa plume. Tout ce qu’on raconte sur la valeur morale et culturelle du travail ne signifie plus rien pour eux. L’esprit de l’homme moderne s’enlise dans l’accumulation démesurée d’occupations accablantes, et cela dans tous les milieux sociaux. L’enfant est déjà la victime indirecte de ce surmenage. Ses parents, prisonniers de l’inexorable lutte pour la vie, ne peuvent pas se consacrer normalement à lui, ce qui le prive de choses irremplaçables pour son développement. Plus tard, submergé lui-même par des occupations incessantes, il est poussé à rechercher des distractions extérieures faciles. Passer ses maigres loisirs en tête-à-tête avec lui-même à réfléchir et à lire, ou bien en compagnie d’amis à s’entretenir de sujets intéressants, exigerait de lui un effort qui lui répugne. Ne rien faire, se distraire pour se changer les idées et pour oublier, tel est son besoin physique de détente; il aspire à ne plus penser à rien. 

Albert Schweitzer Vers 1957

C’est ainsi que l’esprit de superficialité s’empare de la société et des institutions qui vont en retour aggraver cet état d’esprit en allant dans le même sens, comme par exemple les médias, qui « doivent flatter de plus en plus les goûts de leur clientèle et choisir la présentation la plus spectaculaire et la plus facile à assimiler. »

En plus du surmenage, de la perte de liberté et de réflexion, viennent s’ajouter le cloisonnement et la spécialisation des individus contre le respect de leur vie spirituelle. En effet, lorsque notre travail ne consiste plus qu’en la réalisation d’un détail au sein d’un projet beaucoup plus vaste dont on perd la vision d’ensemble, nous sommes poussés à déprécier la valeur de ce travail.

La spécialisation « réduit les hommes à n’être plus que des fragments d’eux-mêmes. Les résultats obtenus sont certes magnifiques, mais la signification spirituelle du travail pour le travailleur en souffre […]. Sa réflexion, son imagination, son savoir ne sont plus tenus en éveil par les problèmes qui surgissent toujours à nouveau. Ses dons de créateur et d’artiste s’atrophient. Au lieu de prendre normalement conscience de sa valeur devant une œuvre qui est entièrement le fruit de sa réflexion et de sa personnalité, il doit se contenter de jouir d’une fraction de sa capacité de réussite. »

La démonstration est claire : l’augmentation démesurée de la production matérielle force au rendement, et de là à la spécialisation qui est plus « efficace », et au surmenage qui pousse l’individu à ne rien faire en dehors du travail dans lequel il ne se réalise pas non plus.

Cette augmentation de production matérielle conduit donc à « une chute de notre spiritualité en tant qu’individus ». Comme si toutes ces conditions fort peu favorables au respect de la vie et au sentiment humanitaire ne suffisaient pas, vient encore s’ajouter la « sur-organisation de la société » qui, en imposant des règlements de plus en plus compliqués et un contrôle de plus en plus omniprésent, tue dans l’œuf les initiatives personnelles.

Je suis vie qui veut vivre

Le respect de la vie, le « je suis vie qui veut vivre » exige que soient créées les conditions dans lesquelles peuvent apparaître la créativité et l’originalité des individus, ainsi que les conditions de leur réalisation. Or « à partir d’un certain degré, l’organisation se fait aux dépens de la vie de l’esprit. Les personnalités et les idées sont alors assujetties aux institutions, au lieu de les dominer et de leur insuffler la vie. […] Plus l’organisation est fortement structurée et plus son action paralysante freine l’activité créatrice et spirituelle des individus[…] La transformation d’une forêt en un parc soigneusement entretenu peut être utile dans bien des cas. Mais c’en est fini alors de la riche végétation qui assurait naturellement le maintien des essences pour l’avenir. »

Nous avons ainsi d’un côté les collectivités qui cessent d’être des organismes vivants pour n’être plus que des « machines perfectionnées », et de l’autre, les individus surmenés rendus par là-même très réceptifs aux idées toutes faites de ces collectivités, qui n’ont plus besoin de se justifier devant « la raison individuelle ».

Si la vie et sa puissance créatrice ne peuvent s’exprimer qu’à travers l’individu, le respect de la vie commence donc par le fait de rendre possible cette expression. Le malaise provoqué par la conclusion de Schweitzer, en temps de Première Guerre mondiale, n’est que renforcé par son actualité : « Autrefoisla société portait les individus, aujourd’hui elle les écrase. La faillite des nations civilisées, qui s’avère plus manifeste de décennie en décennie, précipite l’homme moderne à la ruine. La démoralisation de l’individu par la collectivité est en pleine marche. Un homme asservi, surmené, déshumanisé, réduit à n’être qu’un fragment de lui-même, un homme qui aliène son indépendance d’esprit et son jugement moral à la société sur-organisée, un homme victime des entraves de tout genre qui font obstacle à sa culture, tel est celui qui chemine actuellement sur le sombre sentier d’une sombre époque. »

Pourtant, Albert Schweitzer est connu pour être une incarnation de l’optimisme. Sa vie entière est la démonstration que l’individu reste toujours en mesure de briser ce cercle vicieux. L’œuvre de Schweitzer est, sans conteste, celle d’un homme libre, complet et profondément humain. Il n’a peut-être pas échappé au surmenage, mais celui qui est imposé de l’extérieur par un travail aliénant n’a rien à voir avec celui que s’impose lui-même un homme libre qui veut réaliser un idéal. Et Schweitzer doit savoir de quoi il parle quand il évoque la difficulté de réaliser des initiatives personnelles au sein d’une société sur-organisée.

Albert Schweitzer et Sissi
Cimetière des animaux à Lambaréné

Lorsqu’il était directeur du Stift à Strasbourg, il avait ainsi vainement tenté de fonder un orphelinat. Sa candidature en 1905 auprès des missions évangéliques de Paris fut rejetée et ce n’est peut-être pas tout à fait un hasard s’il est finalement parti au milieu de la forêt vierge, uniquement accompagné de son épouse Hélène, sans plus demander d’aide d’aucune collectivité ou organisation. Il a tenu à garder son indépendance jusqu’au bout.

Schweitzer savait très bien tout ce qu’impliquait le respect de la vie, avant même de pouvoir le formuler. Son instinct d’homme libre l’avait déjà poussé à se fabriquer lui-même les conditions propices à la définition de ce concept qui allait devenir philosophie. Son village-hôpital est ainsi une manifestation permanente du respect de la vie dans tous ses aspects. D’abord, bien sûr, parce qu’on y soignait des milliers de personnes : les douleurs du corps doivent être soulagées pour que l’esprit soit libre, disait Schweitzer. Mais aussi parce qu’on y soignait également des milliers d’animaux et qu’on ne sacrifiait pas un palmier pour une simple fête de Noël : il fallait le déterrer puis le replanter.

C’est dans le sentiment d’utilité que l’on se réalise

Les patients étaient libres d’aller et de venir, de mener une vie sans être perturbés dans leurs coutumes, de travailler aussi, parce que le fonctionnement de l’hôpital l’exigeait, certes, mais surtout parce que c’est dans le sentiment d’utilité que l’on se réalise, comme ces malades de l’esprit qui s’occupaient du jardin et demandaient à rester à l’hôpital après leur guérison.

Beaucoup de collaborateurs ont aussi pu y réaliser leur vocation et Schweitzer exigeait d’eux une certaine polyvalence. Pas question de se spécialiser et de ne pas pouvoir remplacer un autre quand les circonstances l’exigeaient. C’est en quelque sorte une petite société correspondant à son idéal que Schweitzer a essayé de recréer à Lambaréné.

Ne pas écraser un insecte inutilement et permettre aux individus d’atteindre leur plus haut degré de réalisation spirituelle sont deux aspects d’une seule et même éthique. Il suffit d’en négliger un pour que l’autre ne soit jamais totalement atteint. Toutes les volontés de vie sont égales. « Je suis Vie qui veut vivreau milieu de Vie qui veut vivre ».

Jenny LITZELMANN (Publié dans Les Saisons d’Alsace, Hors-série février 2013, p.34-41)