Chronologie

Königsfeld

Dans les biographies de Schweitzer, deux, trois lignes, guère plus, sont consacrées à Königsfeld où il fit pourtant construire une maison en 1923 et où il résida de nombreuses fois, lors de ses séjours européens. Lui-même, dans son autobiographie, Ma vie et ma pensée, n’y fait qu’une allusion fugitive, au début du chapitre XX qui se rapporte aux deux années et demi, de juillet 1927 à décembre 1929, qu’il passa en Europe. « Entre deux voyages, je séjournais avec ma femme et ma fille à la station climatique de Königsfeld en Forêt Noire, ou bien à Strasbourg. » (Ma vie et ma pensée)

Albert Schweitzer à son bureau à Königsfeld (1929)

La maison de Königsfeld 

Il ne mentionne pas qu’il y possédait une grande maison. Il n’a pas conscience encore, en 1931 (date de la rédaction de son autobiographie), qu’elle nous raconte une histoire mouvementée, cette maison, qu’elle nous montre une facette de sa vie et de sa personnalité, unie à une Allemande, Hélène Bresslau, et qu’en filigrane s’y découpe un moment de l’histoire de l’Allemagne et de… l’Alsace proche. Elle a été longtemps occultée, poussée en marge, ignorée des biographes qui voyaient volontiers en Schweitzer « l’homme de Gunsbach » (et le citoyen du monde), mais y reconnaître encore un Bürger von Königsfeld im Schwarwald, un citoyen de Königsfeld, c’était un peu trop, trop compliqué, ça brouillait les frontières.

Depuis une dizaine d’années seulement, on attire l’attention sur ce côté allemand, qui a duré bien au-delà de 1918, de la vie internationale, transnationale, d’Albert Schweitzer. Pour nous, un exemple d’Europe.

Dans la perspective de repartir pour Lambaréné et dans la nécessité de laisser sa femme et sa fille, Rhena, en Europe, Schweitzer avait envisagé vers 1922 de s’installer à Königsfeld. Il espérait que dans cette station climatique, lieu de cure et de repos, sa femme aura des chances de se remettre d’une grave affection phtisique qu’à son retour forcé du Gabon elle avait sans doute contractée en 1917 dans le camp d’internés allemands à Garaison, Pyrénées.

Une autre raison encore du choix de Schweitzer et de son épouse était qu’à Königsfeld leur fille bénéficiera à l’école Zinzendorf, dirigée par les Frères moraves (Herrnhuter), d’une éducation inspirée des méthodes originales du philosophe et pédagogue tchèque Jan Amos Komensky (dit Comenius). Pendant les absences de ses parents, elle pourra séjourner à l’internat.

Fondée en 1806 par une communauté de frères moraves, partie du domaine de Herrnhut, en Saxe, où leurs ancêtres avaient trouvé un refuge pendant la guerre de Trente ans, Königsfeld gardait l’empreinte religieuse d’un piétisme libéral et « humanitaire ». Son amie Hélène Bresslau y fut hôte de la pension Waldeck en mai et juin 1911. Elle avait déjà besoin de soigner ses poumons. Un an plus tard, juillet 1912, ce fut la destination de leur voyage de noces (Flitterwochen), au Waldhotel, « das Ferienhotel zum Liebhaben ».

Dix ans plus tard, ne se sentant plus chez eux dans une Alsace française publiquement hostile à ce qui rappelait l’Allemagne, c’est à Königsfeld qu’ils ont cherché un nouvel enracinement, une nouvelle Heimat.

La maison fut rapidement construite, en moins d’un an. Schweitzer avait contribué à en tracer les plans et activé les travaux, il connaissait bien l’architecte, le Professor Weigel, apparenté à la famille Mendelssohn-Bartholdy qui vivait à Königsfeld. Le 1er mai 1923, par une belle journée printanière, la famille emménagea.

Hélène et Rhéna à Königsfeld (1929)
Maison à Königsfled en hiver

Reproduction du schéma rural

Il était entendu qu’Albert resterait tout l’été, il avait l’intention de rédiger, à partir des notes de son ami psychanalyste, le pasteur Oskar Pfister, les Souvenirs de son enfance. Sur le plan pratique, son premier souci fut de cultiver un grand jardin potager (Nutzgarten) et il se mit aussitôt à l’œuvre. Il acheta aussi quelques poules, pour les œufs, et leur construisit un enclos. Le chien, Miro, était de garde et de bonne compagnie, comme à Gunsbach il y avait le fidèle et affectueux Sulti.

Au fond, par un instinct paysan qui poussait à un maximum d’autarcie ou d’économie, Schweitzer reproduisait le schéma de la vie rurale qu’il avait connu dans le village de son enfance. Et c’est ce même schéma de la campagne européenne qu’il projettera sur le terrain de son hôpital à Lambaréné.

14 février 1924, adieux difficiles sur un quai de la gare de Strasbourg. Le Dr Schweitzer prend le train pour Bordeaux et de là il va retourner au Gabon, afin de recommencer la mission humanitaire qui avait été brisée par la guerre. Son état de santé ne permet pas à Hélène de l’accompagner cette fois. Sans compter la charge de l’éducation de Rhéna qui vient d’avoir cinq ans.

Les hivers seront particulièrement longs et solitaires pour la mère de 45 ans et sa fille, sur le plateau enneigé de la Forêt Noire.

Maison à louer

Lorsque Hitler devient chancelier du Reich le 30 janvier 1933, Hélène Schweitzer, née Bresslau, d’ascendance juive, ne se sent plus en sécurité. Dès la fin de l’année scolaire, c’est-à-dire après Pâques, elle quitte Königsfeld et va s’installer avec sa fille à Lausanne. La maison est louée à un professeur de théologie qui réussira à en prendre soin et à la garder pendant les douze années noires.

Schweitzer revient trois fois en Europe, en 1934, en 1936 et très brièvement en 1939, mais il ne remet plus les pieds en Allemagne. Il séjourne plusieurs semaines en Grande-Bretagne, donnant des concerts à Londres et des cours à Oxford et Edinburgh. De mars 1939 à octobre 1948, près de dix ans sans pause sous le climat équatorial, il tient (le gouvernail) à Lambaréné.

Hélène à ses côtés de 1940 jusqu’en septembre 1946. Elle est ensuite retournée en Europe et a retrouvé intacte la maison de Königsfeld. Albert la rejoint fin 1948. S’il n’est pas en tournée, il travaille l’hiver durant et jusqu’en mars à son nouveau manuscrit de théologie, Reich Gottes und Christentum. Le 15 mars (1949), il note en marge : « Königsfeld. Ein stürmischer Regentag. Der Frühling naht mit Brausen. » (« Journée de pluie, tempête. Le printemps s’approche en mugissant. »). Mais une semaine après, il est à Gunsbach et continue d’écrire sur le royaume de Dieu. En marge, il s’écrie : « Endlich wieder daheim in Günsbach ! » (« Enfin de retour chez moi, à Gunsbach ! »). Sa première patrie (Heimat) est tout de même là en Alsace.

Citoyen d’honneur de Königsfeld

Schweitzer apprend à Lambaréné qu’il a été nommé citoyen d’honneur de Königsfeld. Le maire lui annonce la nouvelle par un courrier daté du 31 décembre 1949, réceptionné fin février. Dans sa lettre de remerciement, le 16 février 1950, Schweitzer dit sa joie, sa reconnaissance, et se rappelle les beaux jours qu’il a déjà passés là en famille. Il y reviendra lors de ses prochains séjours européens. Il jouera les dimanches sur l’orgue du Kirchensaal de la confrérie Zinzendorf. C’est là qu’une fois, deux fois, à l’automne 1951, en sa présence une jeune fille chantera « de sa voix d’or » des cantiques. Elle s’appelle Ingrid, elle a 13 ans, elle est à Königsfeld parce qu’elle souffre d’eczéma. Elle deviendra une star « sulfureuse » du cinéma et de la chanson allemande, Ingrid Caven.

Les derniers passages de Schweitzer à Königsfeld, ce fut peut-être en octobre 1957. La maison était déserte. Affaiblie par un long séjour à Lambaréné, son organisme épuisé, Hélène était décédée le 1er juin à Zurich. Schweitzer s’installait davantage à Gunsbach, « son adresse permanente en Europe ». Sans doute devait-il faire encore des allers-retours à Königsfeld. Et c’est lors de l’un d’eux, le 25 octobre 1957, qu’il s’arrêta à Freiburg pour visiter son ami l’écrivain crétois Nikos Kazantzaki, alité dans une clinique. « Merveilleuse rencontre ». Il paraissait se rétablir, on fêta sa guérison. Contre toute attente, il mourut le lendemain.

En 1959, Rhéna hérita de la maison et avant de rejoindre son père à Lambaréné, elle la vendit, pour un prix favorable (günstig), à la communauté des Frères moraves. Qu’allaient-ils en faire ? Cela prit du temps. Mais en 2001 la Maison fut inaugurée comme Musée, centre de mémoire, forum. Une réussite. Des panneaux judicieusement disposés disent l’essentiel, avec des détails et des documents significatifs. Nombreuses photos, qui rayonnent en noir et blanc. Quelques objets, comme le coffre aux manuscrits transporté sur un « Leiterwagele ». Des vidéos. On peut entendre notamment des extraits d’une conférence du théologien et écrivain Drewermann.

La maison à Königsfeld est aujourd’hui un musée

Nul doute que Königsfeld, à côté de Gunsbach et de Lambaréné, a été un des foyers de la vie « cosmopolite » de Schweitzer, une vie compliquée, éclatée, mais toujours puissamment ordonnée.

Jean-Paul Sorg